Billet de la rédaction
Freud rêvait d’une reconnaissance de la psychanalyse par la science, pourtant il ne paraît pas avoir accordé aux mathématiques une importance autre qu’anecdotique. Au contraire, Lacan – qui n’attendait pas la reconnaissance des mathématiciens – n’a cessé d‘utiliser leurs concepts. « Mathème » vient du verbe grec μάθημα, qui signifie apprendre. Les mathématiques en ont tiré leur nom du fait qu’elles sont transmissibles, enseignables à tout le monde. Lacan s’en est servi, sans craindre de bafouiller parfois, en fait il n’a emprunté aux mathématiques que ce qu’il lui fallait pour formaliser tel ou tel secteur de l’expérience psychanalytique.
Sans doute la puissance réflexive des mathématiques – elles prennent pour objet leurs propres actes, par exemple dans la théorie des ensembles ou celle des groupes – permet-elle à Lacan de prendre ses distances à l’égard de ce qu’il appelle « l’expérience ». Il a organisé ainsi des méthodes, des résultats, à la façon dont Lévi-Strauss se servait des mathématiques dans Les Structures élémentaires de la parenté.
L’intérêt de la psychanalyse pour le mathème peut se justifier d’une analogie entre la mathématique et le discours analytique ; en effet, les deux n’opèrent que par le langage et le symbolique, pourtant chacun fabrique un savoir qui accède au réel, voire qui provoque « l’irruption d’un réel1 ». Par exemple, pour la science, les lois de la gravitation sont un savoir dans le réel qui a permis d’aller sur la Lune ; de son côté, la psychanalyse recueille un savoir sur la structure, comme « il n’y a pas de rapport sexuel » qui a permis à Lacan d’écrire ses formules sur la sexuation, et ce savoir peut, dans certaines conditions, opérer sur la jouissance du symptôme, donc sur le réel.
Les mathématiques permettent d’établir que même si deux objets se réfèrent en apparence à la même chose, l’imaginaire et le symbolique formeront deux objets différents ; exemple des nombres (si mal nommés) imaginaires comme √-1 qui sont inimaginables mais pas impensables2. Ainsi, les mathématiques ne font pas que figurer la réalité et ne se contentent pas de la refléter comme dans un miroir, elles posent un réel qui a sa force propre et impensable, au point qu’il paraît avoir le pouvoir d’expliquer la réalité phénoménale. Mais les mathématiques n’ont pas la vertu miraculeuse de refléter ou de copier les phénomènes, pas plus de les articuler mieux que le discours. Ce qui les rend précieuses, c’est que, comme la psychanalyse, l’écriture mathématique ne trouve pas sa limite à l’extérieur d’elle mais la porte en soi.
Si le nombre et la démonstration sont des écritures condensant un réel issu du langage, intégralement transmissible, sans qu’à priori la parole soit nécessaire, nous savons aussi que l’écriture de la logique s’institue d’une intentionnalité, celle d’exclure, de forclore le sujet. Alors qu’est-ce que Lacan attend des mathématiques qui ne saurait être apporté par d’autres disciplines ? Pourquoi l’usage des mathématiques alors que l’analyse ne procède que par la parole ? Précisément parce qu’elles échouent à écrire intégralement le réel et ses nombreux paradoxes comme ceux de Russell, de Kramer, de Cantor, de Klein, etc. en attestent. L’écriture mathématique intéresse la psychanalyse, laquelle ne sort pas du champ du langage, seulement parce qu’elle atteint un réel dans le symbolique, par les impasses de la formalisation, par l’impossible à écrire.
Lacan tire l’intérêt des mathématiques non pas pour ce qui serait la vérité de leur raison, mais pour leur puissance de construction qui « vassalise le vrai » en ne le tenant que pour une valeur parmi d’autres3. Ainsi, la fabrication au moyen de l’instance de la lettre, de l’objet a, du phallus, du nom du père, de l’Œdipe, etc., n’est pas vraie, et la dimension symbolique de ces constructions ne va pas de soi. Ainsi, si l’analyse se déroule dans une atmosphère de vérité, ce point ne prouve aucunement qu’il coïncide avec le réel. L’usage des mathématiques par Lacan intègre une donnée essentielle : le vrai n’est qu’une simple fonction de la construction logique qui est plus forte que la vérité.
En conclusion, je vous souhaite une lecture attentive et agréable de ce numéro 139 du Mensuel, qui vous propose des textes théoriques sur les fondamentaux de la psychanalyse (l’inconscient est structuré comme un langage) ou qui interrogent le champ lacanien (inégalités ou l’Autre). Également un texte clinique sur psychose et transferts. Enfin, quelques préludes sur « Amour et haine » et une série de brèves croisées à propos de quelques livres de nos collègues.
Claire Duguet
Sommaire
L’inconscient est structuré comme un langage
- Nadine Cordova, L’inconscient, son actualité, sa complexité (suite)
- Armando Cote, L’exil de la langue et le pouvoir de la parole
Séminaires Champ lacanien
« Inégalités »
- Natacha Vellut, Inégales fixité et élasticité des signifiants
- Catherine Talabard, Position sexuée et structures cliniques : quelles différences ?
- Didier Grais, La structure à la noix…
- Carole Leymarie, Inégalités des structures ? « L’Autre »
- Sybille Guilhem et Marie-Noëlle Laville, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi »
Transferts et psychose
Journées nationales EPFCL-France
30 novembre – 1er décembre 2019
« Amour et haine »
Trois préludes
- Anastasia Tzavidopoulou, « L’amour plus fort que la haine »
- Brigitte Hatat, Avec Philoctète…
- Marie-Thérèse Gournel, L’amour du prochain
À propos de…