Billet de la rédaction
La langue d’intérieur
Une fois n’est pas coutume, dans les pages du Mensuel, je vais faire de la réclame. Oui, je sais, on ne dit plus cela, mais réclame a un p’tit air de nostalgie. Et de nostalgie il va être question dans cette chronique du temps passé. La nostalgie d’un monde disparu, littéralement parti en fumée, mais dont il reste la mémoire, la langue, des livres, des chansons. L’objet de cette réclame est un livre-disque de Talila, qui chante de vielles chansons yiddish, Mon yiddish blues.
Talila ne fait pas que bien chanter, elle a écrit le livret qui accompagne le CD. Elle y évoque ses parents, leurs amis, madame Clara qu’ils appellent en se moquant madame Clarshik parce qu’elle disait « di bèr de Charonton » pour du beurre des Charentes, Charenton elle connaissait, c’était sur la ligne de métro. Elle évoque « Mendès Fronce » et Yankelè, Rivkelè, Khaylè, madame Sonié qui aime la littérature et ses deux fils, l’un médecin, l’autre dentiste, un vrai rêve de mère juive ! et puis ces photos de vieux juifs, punaisées au mur, ses ancêtres, « glorieux cordonniers, illustres tailleurs, rabbins miraculeux », ces grands-pères et grands-mères dont elle a rêvé, faute de les connaître.
Mais ce qui a particulièrement retenu mon attention, c’est ce qu’elle écrit sur le yiddish, que ses parents parlaient à la maison : « J’ai longtemps pensé que le yiddish était une langue d’intérieur, comme des chaussons ou une robe de chambre. » Vous serez d’accord avec moi, on ne saurait se montrer publiquement en robe de chambre et chaussons. Cette langue ne se parlait qu’en famille ou entre amis, dans un cercle restreint, pas à l’extérieur. Talila l’a apprise plus tard pour la chanter, ne pas la perdre. D’autres juifs ont d’autres langues d’intérieur, comme le judéo-espagnol, et je peux témoigner qu’on ne la parlait pas, non plus, à l’extérieur. On ne la parle pas dehors parce que cela ne se peut, c’est une langue intime, et on ne peut pas mettre son intimité sur la place publique, c’est une pudeur qui parfois confine à la honte. C’est cette langue entendue enfant, qu’on a comme on dit tétée avec le lait de sa mère, qui nous a bercé, cette langue maternelle, à prendre au pied de la lettre, cette lalangue maternelle, présente, vivante, physique et corporelle. Lalangue de la maison, celle qui s’est nouée au corps, qui l’a littéralement pénétré, c’est sans doute, entre inhibition et honte, la jouissance qui y est attachée qui fait empêchement. Il me semble que c’est aussi ce dont témoigne Julia Kristeva lorsqu’elle écrit : « De ces vases communicants que sont sa langue maternelle et le français émerge une parole étrangère, étrangère à elle-même, ni d’ici, ni de là, une monstrueuse intimité. » Ni d’ici ni de là, A. Appelfeld utilise exactement la même expression pour dire le déracinement et ses conséquences en ce qui concerne la parole, qui dans les langues, la maternelle et la langue d’accueil, peut ainsi par moments devenir étrangère au sujet.
Pour finir, une histoire juive, comme il se doit : Yankle et Rivka, deux enfants, sont seuls à la maison et décident de jouer au papa et à la maman ; ils font alors ce que font les parents, revêtent pyjama et chemise de nuit, se mettent au lit, lisent un peu et éteignent la lumière. Alors le petit Yankle demande à sa sœur : et maintenant que fait-on ? – Maintenant, on parle yiddish ! Peut-on mieux dire l’intime de lalangue, et son lien avec ce qui ne peut se dire du rapport sexuel, avec cet impossible à dire du lien de lalangue et de son rapport au corps ?
Pour prolonger le plaisir, à vos cassettes, excusez-moi, cela non plus n’existe plus, alors à vos MP3 ou vos IPod…
De la réclame, j’en ferai aussi pour ce dernier numéro du Mensuel. Les auteurs y questionnent par des biais différents le rapport du sujet au langage et à lalangue : en s’interrogeant au séminaire du Champ lacanien sur les signifiants maîtres dans la psychanalyse et dans l’époque ou en témoignant de leur clinique avec des enfants qui présentent des troubles du langage… Vous y trouverez également l’interview de Marie Vaudescal, écrivain de livres pour enfants. Il était une fois, commence…
L. M.-P.
Sommaire
Billet de la rédaction : La langue d’intérieur
Séminaire Champ lacanien 2010-2011 Le statut du signifiant maître dans la psychanalyse et dans l’époque
- Colette Soler, Statut du signifiant maître dans le champ lacanien
- Anita Izcovich, De la femme symptôme à la femme sinthome
- Martine Menès, La « verlangue » prend-elle la psychanalyse à l’envers ?
Entretien
L’enfant et la psychanalyse
- Sophie Pinot, « C’est du chinois ! »
- Élisabeth Pivert, Les troubles du langage chez l’enfant psychotique
- Olivier Larralde, Bénéfices secondaires et dégâts collatéraux (ou inversement)
- Paul Turlais, Nadia sur le chemin du miroir
- Marie Maurincomme, « Comment ça m’écrit ? »
Chronique