Billet de la rédaction
Le nez est fait pour porter des lunettes
Le nez est fait pour porter des lunettes
Voltaire décrit la prison de Candide ainsi, comme « des appartements d’une extrême fraîcheur dans lesquels on n’est jamais incommodé par le soleil ». Quelle incongruité que la phrase du titre, elle aussi est un trait de Voltaire ! L’ironie, un mode, une forme de dire pouvant se décliner de différentes façons. Ce terme vient du grec ; c’était une méthode utilisée par Socrate, eirôneia signifiant ignorance feinte ; eiron, celui qui pose une question, interroge l’autre en se prétendant crédule et eirein voulant dire parler, dire. L’ironie implique dans sa définition même un Autre, car elle le questionne, cet Autre. Et c’est ainsi qu’elle fait lien social. Selon Le Robert, l’ironie « désigne une forme de raillerie qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire entendre ». Ironiser, c’est tourner en dérision. « L’ironie est une clairvoyance », dira Rémy de Gourmont, celui qui est clairvoyant est perspicace ; et Victor Hugo : « …sachant que c’est à l’ironie que commence la liberté ». Liberté et de l’énoncé et de l’énonciation. En effet, l’ironie vise juste et telle une flèche atteint son but faisant feu de tout bois.
Lacan remarque l’ironie de l’expression bon pied bon oeil, à propos d’OEdipe : l’homme aux pieds enflés a les yeux crevés (1). Dans le séminaire L’Angoisse (2), il rapporte qu’une patiente lui dit, parlant de son mari qui la délaisse depuis fort longtemps : Peu importe qu’il me désire, pourvu qu’il n’en désire pas d’autres. Là gîte bien une part de vérité qui la concerne.
En 1956, il en précise la fonction : « Quant à dire qu’une réaction comme celle d’ironie est, de par sa nature, agressive, cela ne me paraît pas compatible avec ce que tout le monde sait, à savoir que, […], l’ironie est avant tout une façon de questionner, un mode de question. S’il y a un élément agressif, il est structuralement secondaire par rapport à l’élément de question (3). »
Mais dix ans plus tard, en 1966, répondant à des étudiants en philosophie qui le questionnaient à propos de la fonction sociale de la maladie mentale, il est plus précis et leur répond : « Sa fonction, sociale, […], c’est l’ironie. Quand vous aurez la pratique du schizophrène, vous saurez l’ironie qui l’arme, portant à la racine de toute relation sociale (4). »
L’ironie, c’est donc « l’outil » du schizophrène, l’arme avec laquelle il entre dans le monde des parlants, et c’est sa façon de nous interpeller. Notre Ironiste juge, désapprouve, raille, use du sarcasme, et sa vision du monde est, en effet, faussement naïve. Plutôt s’agit-il d’un regard lucide sur lui-même et le monde, il se place alors en surplomb des autres et de la société qui l’entoure ; la flèche ironique évoquant une pointe assassine. L’aspect polémiste se situe là : avec intelligence et culture, il s’agit de montrer la facticité des relations qu’entretiennent le pouvoir et le savoir, c’est-à-dire dégonfler ce qui embarrasse le névrosé et, souvent, pas sans le rire.
En quoi nous intéresse cet usage si singulier de la parole ? La rhétorique variée de l’analysant, ses figures de styles, périphrases, suspensions, dénégations, rétractations, ellipses… ironie, autant de repères pour l’oreille aiguisée du psychanalyste.
L’ironiste questionne cet Autre, destinataire, mais attend-il une réponse ?
Vous trouverez dans ce Mensuel de juin – le dernier du mandat de l’actuel bureau et de l’équipe de rédaction – une « Carte blanche aux AE » suivie de la suite des « Préliminaires » à nos prochaines journées à Rio. Un écho du Forum de Tarbes, « Le pouvoir de l’image », et « Petits riens » le clôturent.
J. M.
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 352.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 219.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 30.
4. J. Lacan, « Réponses à des étudiants en philosophie » (19 février 1966), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 209.
SOMMAIRE
Billet de la rédaction : Le nez est fait pour porter des lunettes
Carte blanche aux AE
Extrait
VIIe Rendez-vous international de l’IF
Que répond le psychanalyste ? Éthique et clinique
6-9 juillet 2012, Rio
- Sol Aparicio, Présent !
- Michel Bousseyroux, Répondre des cas d’urgence
- Dominique Fingermann, La responsabilité du dire
- Leonardo S. Rodriguez, Préliminaire
- Florencia Farias, Quand la psychanalyse peut répondre
- Susy Roizin, La réponse pas-toute de l’analyste
- Albert Nguyên, Les armes du psychanalyste
Forum de Pau-Tarbes
Le pouvoir de l’image : clinique, théorie et connexions
- Marie-José Latour, Regarder avec des mots
- Sophie Pinot, À/a cause de moi
- Laurence Mazza-Poutet, Le fantasme ou l’arrêt sur image
Chronique