Billet de la rédaction
Tourner la page ?
« Non, l’usage du Web, pas plus que
celui de la cafetière électrique, n’est
réservé aux techniciens. »
François Bon, Après le livre
Comment vont les regrets ?
Nous voilà déjà au deuxième numéro de notre Mensuel version numérique.
J’ai été de celles et ceux qui auraient préféré que la version papier continue encore un peu. Même lorsque l’on sait à quel point ça peut faire de la place, il reste difficile de perdre ! Mais quoi, au juste ? Car après tout le Mensuel de notre École est toujours là et c’est de lire toujours qu’il s’agit !
Prenons juste une fois l’occasion de cet éditorial à « pleurer ces ennuis pour mieux les enchanter ». Ce passage au numérique aurait ouvert des abîmes de nostalgie. Chacun pourra faire l’inventaire de ses petites manies qui ne trouveront plus matière. Du beau marquepage à la corne discrète sur le haut de la page, de sa façon de ranger les petits volumes rouges à celle de les lire : finis la collection, la mémoire du toucher, le bruissement des pages tournées, les Post-it colorés qui signalent aussitôt l’article ou le dossier qui fait référence ! Comme l’écrit François Bon dans son excellent livre [F. Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011.] « l’appareil numérique ne produit pas de visage de ce qu’il recèle ». Autant de regrets. Regret de ne plus pouvoir laisser parler les p’tits papiers, ceux-là mêmes qui, comme le dit la chanson, à l’occasion, papier chiffon, pouvaient un soir, papier buvard, nous consoler. Le papier nous manque.
Certes, il n’y a pas d’écriture sans support et, depuis cinq mille ans, l’écriture n’a pas manqué d’emprunter ceux qui ont su s’adapter aux usages. L’écriture a toujours été liée à une technologie, nous en sommes à l’ère de l’encre numérique. Et l’histoire de l’écriture raconte comment le matériau (le bois, la pierre, l’argile, le papyrus) a influencé en retour le geste, l’outil, la graphie. Par exemple, ce n’est pas l’argile en tant que support qui a rendu la tablette (sic !) obsolète mais la vitesse de graphie associée à l’écriture syllabique. Le support s’est adapté progressivement à une diffusion de plus en plus large, jusqu’au vertige de la transmission des données en temps dit réel à toute la planète. Mais qui confondrait l’écrit avec son support ?
Le passage d’un matériau à l’autre s’est toujours opéré lentement et différemment selon les civilisations. D’ailleurs, quelque chose perdure bien souvent. Par exemple, si le volumen (cette bande à base de papyrus qui s’enroule naturellement) fait partie du rayon des Antiquités, son mode de lecture a connu une réinterprétation inattendue dans le mode de déroulé propre à la lecture sur les écrans associés aux ordinateurs. L’écriture et la lecture ont donc précédé l’invention du livre et il n’y a aucune raison qu’elles ne lui survivent pas.
Le scribe a certainement regretté le temps et le soin passés au modelage et à la cuisson des tablettes, le moine les longues heures de calligraphie dans le froid glacial du scriptorium, l’imprimeur le bruit assourdissant de sa Linotype… Cette petite liste permet de mesurer que celle des mutations de l’écrit n’est pas si longue. Si chacune a demandé un certain temps, chacune a été irréversible. Ainsi, en ce qui concerne celle que nous traversons, déjà en 1927, Walter Benjamin trouvait dans l’écriture contrainte à « la dictature de la verticale » par la publicité, les journaux et le cinéma, l’indication que le livre sous sa forme traditionnelle approchait de sa fin 1. L’on a cru que l’écriture avait trouvé un asile que chacun de nous avait à sa main. Et voilà qu’il nous faut changer d’appareil, irréversiblement.
Si ceux de notre génération, « nous ne savons écrire que depuis notre propre entassement des livres », comme le note François Bon, ne nous méprenons pas. La trace réelle ne concerne pas les livres, mais seulement ce que nous avons reçu de leur écriture et ce que nous en avons fait. Vous pourrez en lire d’excellentes contributions dans les articles de ce numéro.
Par ailleurs, le psychanalyste est averti de la distinction entre l’écriture et la graphie, imprimée ou non. Lacan y a insisté, la « motérialité » en jeu dans lalangue ne se rapporte pas à la trace imprimée. Cela devrait nous conduire à nous défaire rapidement de cet attachement insolite et poursuivre nos lectures et le travail qu’elles demandent. Lacan exigeait d’un lecteur, et donc d’abord de lui-même, qu’il sache témoigner de son assujettissement devant un texte, qu’il soit celui de Freud, du président Schreber ou celui écrit par les noeuds borroméens.
Encore un mot pour dire que notre préférence va au syntagme « passage au numérique » et non au virtuel. Pas davantage l’objet a que le réel ne se logent dans la matière du support de l’écrit. Rappelons- nous de l’avertissement de Lacan dans sa Note italienne : à confondre l’objet a avec le support qu’il est « à nos réalisations les plus effectives et nos réalités les plus attachantes », nous ne ferions qu’« [orner] de quelques potiches supplémentaires le patrimoine censé faire la bonne humeur de Dieu 2 ».
Bien sûr, la soi-disant dématérialisation de la lecture nous prive d’un contact physique avec le livre mais ne cesse pas de convoquer le corps pour autant. Autrement. Il s’agit bien de s’approprier un outil de la façon la plus créative possible, ça ne va pas sans apprendre. Mettons-nous-y sans attendre. De tourner la page du papier, faisons l’occasion d’actualiser le défaut grâce auquel la langue reste vivante et rejoignons, comme chacun de nos collègues écrivant dans ce numéro l’a certainement fait, l’invitation de René Char : « Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. »
Marie-José Latour
SOMMAIRE
Billet de la rédaction
Séminaire EPFCL à Paris – Jouissance, amour et satisfaction
– Agnès Wilhelm, Commentaire
– Martine Menès, Tenir le miroir à la bonne hauteur, c’est ça l’amour ?
– Jean-Pierre Drapier, Miroirs brisés
– Anne Lopez, Enchantement Encore
– Bernard Nominé, Il y a des traces sur l’amur
Forum à Angers – Les franchissements de Romain Gary
– Marie-Noëlle Jacob-Duvernet, Le salut d’adieu de Romain Gary
– Colette Sepel, La contrainte de Je(u)
– Philippe Madet, Gary devant soi
– Jacques Vauconsant, Garyre aux larmes
IVe Rencontre internationale de l’EPFCL 2014
Les paradoxes du désir
Préludes
– Marcelo Mazzuca, Les paradoxes du désir de l’analyste
– Albert Nguyên, Un nouveau désir
- 1.W. Benjamin, Sens unique, Les lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1978, p. 163-165.
- 2.J. Lacan, « Note italienne » (1973), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 310.